Diversification des fournisseurs, stocks tampons, relocalisations… Les industriels ont agi pour sécuriser leurs opérations, mais ces mesures traitent les symptômes sans résoudre le problème de fond. La vraie vulnérabilité est inscrite dans la conception même des produits : composants rares, architectures rigides, dépendances numériques. En réintégrant résilience et autonomie dès la phase de design, il est possible de concevoir des produits qui ne subissent plus les crises, mais qui y résistent.
Dans un monde marqué par l’instabilité géopolitique, la raréfaction des ressources et la dépendance numérique, les industriels ont multiplié les initiatives pour sécuriser leurs opérations : diversification des fournisseurs, constitution de stocks tampons, relocalisations ciblées. Ces mesures apportent un soulagement à court terme, mais elles ne résolvent pas le problème de fond.
Nous avons vu dans un article précédent que la vulnérabilité des entreprises ne se situe pas seulement dans leur supply chain : elle est inscrite dans la construction même de leurs produits.
Un produit conçu autour de composants rares et concentrés géographiquement, un système numérique verrouillé par un éditeur unique, une architecture monolithique impossible à faire évoluer sans tout reconstruire : autant de choix risqués de conception qui limitent durablement la capacité d’une entreprise à résister aux chocs.
La bonne nouvelle, c’est que ces choix, et les dépendances qu’ils engendrent, peuvent être réinterrogés, à condition de s’y prendre à temps.
Loin d’être une fatalité technique, la dépendance est souvent le résultat d’une optimisation poussée à l’extrême (optimisation des coûts, des délais, des performances), où la résilience n’est pas un critère décisif. Réintroduire de la robustesse, de la flexibilité et de l’autonomie dans la conception n’est pas un luxe : c’est une condition de survie dans un environnement imprévisible.
Alors que peut-on faire concrètement ? Non pas renoncer à la performance, mais plutôt élargir notre définition de ce qu’est un « bon » produit : non seulement efficace et compétitif, mais aussi adaptable, réparable, et libéré des dépendances critiques.
Limiter voire éliminer la dépendance aux matériaux critiques
Identifier, privilégier (voire développer) des matériaux alternatifs, séparables et recyclables, disponibles localement ou dans des régions stables, limite l’exposition aux pénuries, aux barrières douanières ou aux fluctuations de prix.
Réapprendre à concevoir pour durer et pour la circularité
Un produit conçu pour durer permet de mieux résister en période de crises géopolitiques, macro-économiques ou commerciales. Réparabilité, démontabilité, accessibilité des pièces sont autant de qualités qui, introduites à temps dans la conception, permettent de prolonger la vie des équipements, de réduire la pression sur les ressources, et de limiter la dépendance.
En parallèle, revisiter le cycle de vie du produit pour créer des boucles circulaires, vendre l’usage plutôt que la possession, créer de la valeur autour des services, du conseil à l’utilisation ou de la remise en état de fonctionnement, sont autant de pistes stimulantes pour sortir de la logique linéaire et soulager la pression sur nos gisements autant que sur nos exutoires. C’est aussi donner tout son potentiel de valeur aux métiers du maintien en condition opérationnelle.
Assurer la robustesse via une architecture au bon degré de modularité
Quand bien même il serait optimisé en coût de revient grâce à une intégration poussée de fonctions, un produit monolithique, compliqué ou coûteux à faire évoluer est un produit fragile. Une architecture pensée d’emblée en fonction des besoins d’adaptation, jouant intelligemment du re-use et des possibilités de substitution par modules, permet au contraire de réparer sélectivement ou de remplacer une pièce, d’adapter ou substituer un composant, de faire évoluer une fonction sans tout reconstruire, tout cela plus rapidement et en minimisant le gaspillage de matière et de valeur.
Trouver le compromis entre optimisation et évolutivité
Alors que les normes et les standards évoluent rapidement ou varient selon les régions, concevoir des produits aisément customisables pour des conditions économiques et de marché diversifiées, est un avantage décisif. Une architecture ouverte permet d’intégrer de nouvelles briques, de répondre à des exigences locales, ou de se conformer à des régulations sans tout réinventer.
Parallèlement, un produit rendu compatible avec plusieurs scénarios de fabrication ou d’assemblage permet de basculer rapidement d’un site, d’un fournisseur, ou d’un mode opératoire à un autre. Cela suppose d’avoir anticipé des alternatives, évalué des variantes, et intégré cette flexibilité dans le design à la fois du produit et du système productif.
L’iPhone est un bon (contre-) exemple : produit-phare, il affiche une marge brute entre 30 et 50 %. Pourtant, sa relocalisation aux États-Unis serait aujourd’hui économiquement intenable. Sa conception « produit – process » et son modèle reposent sur une chaîne de valeur hyper spécialisée et des sous-traitants aux processus d’assemblage ultra-optimisés qu’il serait ruineux de dupliquer sur le sol américain.
Intégrer la maîtrise des données dès la conception générale
Les données sont devenues un actif stratégique. Leur hébergement, leur traitement, leur sécurisation doivent être appréhendés dès la phase de design. Choisir ou favoriser le recours à des infrastructures souveraines, cartographier et maîtriser les flux, veiller à l’interopérabilité sont autant de décisions qui protègent l’entreprise de dépendances invisibles mais lourdes de conséquences.
Les exemples de leviers présentés dans cet article ne sont pas de simples options techniques. Ce sont des décisions à portée stratégique, qui peuvent engager l’avenir d’une entreprise. La conception est encore largement perçue comme une activité purement fonctionnelle, pilotée par des ingénieurs soucieux de performances, et dans le meilleur des cas de coûts. Aujourd’hui, c’est en fin de compte un outil stratégique puissant pour anticiper les risques, préserver les marges de manœuvre et garantir l’autonomie d’action. Un produit bien conçu n’est pas seulement un produit qui fonctionne : c’est un produit qui résiste : aux ruptures d’approvisionnement, aux embargos, aux évolutions réglementaires, aux obsolescences programmées par des tiers. C’est un produit qui laisse à l’entreprise la faculté de choisir ses partenaires, d’adapter ses processus, de pivoter si nécessaire.
Cette liberté n’est pas le fruit du hasard. Elle se construit, méthodiquement, en intégrant dès l’amont les enjeux de résilience dans les cahiers des charges, les revues de conception, les arbitrages techniques. Elle suppose aussi un changement de posture : accepter qu’un produit légèrement moins optimisé à l’instant T puisse être infiniment plus robuste sur la durée.
La souveraineté industrielle ne se décrète pas : elle se conçoit. Et dans un monde où les dogmes d’hier sont devenus les vulnérabilités d’aujourd’hui, concevoir autrement n’est plus une option. C’est une nécessité stratégique. C’est, tout simplement, une condition de pérennité.

