Dans un précédent article, nous avons montré en quoi la gouvernance des données constitue un socle invisible mais essentiel des grandes transformations technologiques, écologiques ou organisationnelles qui touchent l’industrie. Encore faut-il qu’elle dépasse le cadre théorique pour s’ancrer dans les usages quotidiens. C’est là que se pose une question centrale : comment faire en sorte que les métiers s’approprient réellement la gouvernance des données ?
Trop souvent, cette dernière reste cantonnée à la DSI ou à quelques experts spécialisés, freinant la diffusion d’une culture partagée et limitant la portée des dispositifs engagés. Pour que la gouvernance devienne un levier de performance, il faut aller plus loin : créer les conditions concrètes de l’adhésion, lever les blocages culturels, structurer les responsabilités, démontrer la valeur dans les usages.
C’est à ce « comment » (embarquer, faire adhérer, co-construire) que ce nouvel article est consacré. Il identifie les leviers méthodologiques, les points d’inflexion organisationnels, et les pratiques concrètes permettant de faire de la gouvernance une dynamique collective, distribuée et incarnée.
Lever les blocages culturels : déconstruire des représentations héritées
L’un des premiers freins à l’implication des métiers dans les démarches de gouvernance des données réside dans la culture organisationnelle elle-même. Dans de nombreuses entreprises, les équipes évoluent encore dans des logiques de silos, peu propices aux dynamiques transversales et collaboratives. Cette inertie structurelle alimente une forme de résistance, souvent inconsciente, à toute initiative perçue comme extérieure ou descendante. A fortiori, ces silos sont conscrits au périmètre de l’entreprise elle-même, en tenant peu compte des besoins externes (fournisseurs, clients, partenaires) ou des données disponibles par ailleurs.
La gouvernance des données, lorsqu’elle est réduite à une série de règles ou de procédures, souffre d’une image négative : celle d’une charge administrative sans valeur ajoutée directe. Pour mobiliser les métiers, il est donc essentiel de déconstruire ces représentations héritées. Cela passe par un travail de fond sur les imaginaires collectifs, les postures professionnelles et les récits associés à la donnée.
La culture organisationnelle n’est pas un décor : c’est l’un des principaux terrains de la gouvernance. Et c’est en agissant sur ce terrain que l’on peut transformer une contrainte perçue en levier partagé.
Les métiers : pivots opérationnels de la gouvernance
Les équipes métiers disposent d’une connaissance fine des données qu’elles produisent, manipulent et exploitent au quotidien. Cette proximité avec les usages en fait des acteurs clés de la gouvernance opérationnelle. Encore faut-il reconnaître la spécificité de certains profils, comme les business data stewards, qui se distinguent des fonctions techniques par leur maîtrise approfondie des processus métiers. Ce sont eux qui, au plus près du terrain, rendent la gouvernance concrète et applicable.
Les métiers sont également les premiers à subir les conséquences d’une mauvaise qualité de données. Les projets d’automatisation ou de refonte d’outils, notamment CRM, révèlent souvent, de manière brutale, l’ampleur des fragilités du patrimoine informationnel. Dans de nombreux cas documentés, plus de la moitié des données migrées s’avèrent incomplètes, incohérentes ou obsolètes, avec des taux de duplication pouvant atteindre 15 à 20 % sur les bases clients.

Ces défauts ne sont pas de simples anomalies techniques : ils déclenchent des effets en chaîne sur la charge projet, la qualité des livrables et la mobilisation des équipes. Dans plusieurs projets récents, près de la moitié du temps de mise en œuvre a dû être réalloué à des tâches de correction, de réconciliation et de nettoyage, mobilisant intensément les métiers au détriment de la valeur ajoutée attendue.
Ce constat souligne un principe structurant : en l’absence de gouvernance amont, le coût de la non-qualité se reporte en aval, sous forme de désorganisation opérationnelle, de ralentissement des cycles et de perte de confiance dans les systèmes.
Rendre tangibles les bénéfices individuels de la gouvernance
Pour mobiliser durablement les métiers autour de la gouvernance des données, il est essentiel de rendre visibles les bénéfices qu’ils peuvent en tirer au quotidien. Leur participation ne peut reposer uniquement sur des injonctions organisationnelles : elle suppose une reconnaissance claire des gains opérationnels associés.
Nous pourrons citer l’exemple de cette entreprise qui cherchait à outiller son processus d’animation de son « pipe » commercial, afin d’améliorer le suivi des leads d’une équipe de 10 commerciaux pour aller chercher du chiffre d’affaires additionnel. Le seul indicateur suivi par l’entreprise (le nombre de nouveaux lead par semaine) devait lui-même servir d’alerte. Conséquence : un marasme de 1500 leads non qualifiés, non suivis, non priorisés. S’en est suivi le rejet pur et simple de l’outil. Nous avons remis à flots cet outil en suivant des bonnes pratiques de gouvernance de la donnée (nouveaux processus, nouveaux rôles, gestion de la qualité des données). Après une étape de nettoyage et de fiabilisation, l’outil était à nouveau utilisé. Résultat : une réduction à une centaine de leads actifs et à la clé, 5 nouveaux contrats signés sur les premières semaines suivant notre intervention.
L’intégration des acteurs dits de la shadow data, souvent absents des schémas officiels mais fortement impliqués dans la manipulation de données, illustre cette dynamique. En structurant les responsabilités et en clarifiant les circuits de traitement, la gouvernance permet aux équipes de réallouer leur temps vers des tâches à plus forte valeur ajoutée, en réduisant les efforts de correction, de recherche ou de retraitement.
Il faut aussi que ces bénéfices immédiats s’inscrivent dans des processus pérennes. Concevoir une gouvernance utile, c’est garantir que les améliorations obtenues ne soient pas ponctuelles, mais durables. La gouvernance doit donc être pensée comme un levier d’optimisation continue, au service de l’efficacité individuelle autant que collective.
Méthodologie d’embarquement : vers une gouvernance distribuée et incarnée

L’engagement des métiers ne se décrète pas : il se construit. Cela suppose d’identifier dès l’amont les acteurs clés, d’instaurer des rituels collectifs, et de créer un cadre ancré dans les réalités opérationnelles. L’embarquement relève d’un processus transversal, dans lequel chaque fonction (métier, support, IT, direction), joue un rôle clair, légitime et utile.
Le référentiel DAMA-DMBOK (Data Management Body of Knowledge), largement reconnu, offre une grille de lecture utile pour structurer cette gouvernance. Il cartographie les fonctions clés du data management (qualité, sécurité, architecture, métadonnées…) et insiste sur l’articulation entre rôles, responsabilités et processus. Sans être une méthode clé-en-main, il constitue un socle structurant, à condition de ne pas rester cantonné à une vision technico-normative ou à la seule DSI.
Six leviers permettent de structurer un embarquement progressif et efficace :
1/ Déconstruire les représentations limitantes
Des focus groups en amont permettent d’identifier les croyances et freins autour de la donnée : confusion des rôles, crainte de la charge, complexité perçue. Ce « diagnostic » est un préalable essentiel.
2/ Ancrer la gouvernance dans des cas concrets
Présenter des exemples internes de chantiers réussis (reporting fiabilisé, audit facilité, relation client simplifiée) permet de démontrer la valeur par l’usage, et non par le discours.
3/ Repartir des irritants métiers
Les dysfonctionnements (données obsolètes, indicateurs divergents, référentiels éclatés) révèlent des fragilités structurelles. Dans les projets de transformation, ces défauts entraînent souvent une réallocation massive des ressources vers des tâches correctives, absorbant jusqu’à 50 % de la charge projet. L’absence de gouvernance en amont se traduit mécaniquement par un coût de non-qualité en aval. .
4/ Identifier des référents métiers crédibles et légitimes
Des profils tels que les Business Process Owners jouent un rôle clé : ils assurent le lien entre les exigences fonctionnelles et la qualité des données, stabilisent les processus et légitiment les décisions.
5/ Instaurer des rituels collectifs
Revues de qualité, ateliers d’alignement, comités restreints : ces formats créent un rythme, une dynamique et une mémoire organisationnelle, évitant que la gouvernance ne se fige.
6/ Démontrer rapidement les bénéfices
L’adhésion passe par des résultats visibles : amélioration d’un taux de complétude, réduction des doublons, fiabilisation d’un indicateur critique. Ces quick wins agissent comme des démonstrateurs et enclenchent une dynamique vertueuse.
Mobiliser les métiers : un changement de posture avant tout
Mobiliser les métiers autour de la gouvernance des données ne relève ni de l’évidence, ni de l’injonction. Cela suppose un changement de posture : passer d’une gouvernance conçue comme un cadre contraignant à une gouvernance vécue comme un levier d’action, inscrit dans les pratiques, porté par des relais crédibles, soutenu par des résultats visibles.
Ce renversement implique de ne plus attendre l’adhésion comme un prérequis, mais de la construire comme un processus. Cela passe par la reconnaissance du rôle structurant des métiers dans la qualité de la donnée, la démonstration rapide de bénéfices concrets, et la mise en place de mécanismes d’appropriation durables.
Faire de la gouvernance un levier de transformation, c’est donc d’abord poser les bonnes questions : comment intégrer les irritants du quotidien dans la définition des priorités ? Comment structurer les responsabilités sans rigidifier les organisations ? Comment faire émerger une culture partagée dans des environnements historiquement silotés ?
Les organisations qui réussissent ne sont pas celles qui disposent des outils les plus puissants, mais celles qui placent les usages et les acteurs au cœur de la démarche., La gouvernance des données cesse alors d’être un dispositif périphérique ou documentaire : elle devient une architecture d’engagement collectif, orientée vers la décision, la performance et la résilience.
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