Alors que la majorité des entreprises revendique aujourd’hui une ambition de pilotage par la donnée, la réalité opérationnelle se heurte à un constat préoccupant : près de 80 % des initiatives de gouvernance échouent ou n’atteignent pas leurs objectifs. Un paradoxe s’explique par une dissonance persistante entre le discours stratégique et la mise en œuvre concrète. Trop souvent, la gouvernance est cantonnée à une approche technique ou perçue comme une contrainte bureaucratique, alors même qu’elle devrait être un levier central de la performance décisionnelle.
Gouvernance des données : un mot-valise qui masque souvent l’absence de stratégie
Les entreprises ne manquent pas d’ambition quant à l’aspect data-driven de leurs activités : la donnée est régulièrement présentée comme l’or noir du XXIe siècle, et la gouvernance comme un levier essentiel de compétitivité. 47 % des dirigeants interrogés par l’ESSEC en 2023 affirment ainsi que la gouvernance constitue un levier prioritaire Si sur le papier, le consensus semble donc acquis, l’adhésion reste, dans les faits, souvent superficielle. En cause : une définition floue et protéiforme de cette gouvernance.
Tout à tour mobilisé pour désigner la conformité au RGPD, la mise en œuvre d’un référentiel MDM, ou encore les démarches de rationalisation des outils de Business Intelligence, le terme de gouvernance des données souffre d’un flou sémantique qui n’est pas anodin : il permet d’afficher une posture stratégique sans en assumer les implications opérationnelles.
Mais les conséquences sont concrètes. Trop d’organisations délèguent la gouvernance à des équipes techniques isolées, déconnectées des enjeux métiers, sans mandat politique clair ni processus structurant. On multiplie alors les comités, les glossaires, les matrices de responsabilités… sans transformation réelle des pratiques.
Cette approche ritualisée produit un double effet pervers : elle entretient l’illusion d’un pilotage structuré tout en neutralisant toute tentative de remise en question profonde. La gouvernance devient alors un écran de fumée, un artefact de conformité, plutôt qu’un véritable levier de performance et de transformation.
Les signes d’un système à bout de souffle
Les effets d’une gouvernance désincarnée ne se limitent pas à des dysfonctionnements techniques : ils révèlent un désordre systémique qui affecte l’ensemble de l’organisation.
Le premier signal d’alerte concerne la fiabilité du reporting. Lorsque plusieurs versions d’un même indicateur coexistent, que les fichiers sont éparpillés entre serveurs, outils et postes de travail individuels, il ne s’agit pas simplement d’un manque de rigueur. C’est le symptôme d’un système d’information privé de référentiel commun. Ce flou organisationnel engendre non seulement une perte de temps, mais surtout une érosion de la confiance, qui est pourtant un facteur critique dans un contexte où la rapidité et la fiabilité de décision sont des avantages concurrentiels décisifs.

Le deuxième symptôme réside dans la duplication des données. Derrière un doublon client se cache par exemple bien plus qu’un défaut de qualité. C’est une perte directe de valeur. L’expérience utilisateur se dégrade, les campagnes marketing perdent en efficacité et les décisions commerciales reposent sur des fondations fragiles et incertaines.
La troisième dérive concerne l’éclatement des responsabilités. Quand les métiers attendent des DSI qu’ils garantissent la qualité des données, et que les DSI attendent en miroir un cadrage métier, le résultat est prévisible : personne, finalement, n’incarne la responsabilité. Cela constitue une zone grise au sein de laquelle les problèmes s’enracinent, sans solution. À terme, c’est toute la chaîne de responsabilité qui se délite.
Conséquence ultime : la paralysie. Privés de données fiables, les managers perdent confiance. Ils se replient sur leur intuition, sur des tableaux de bord « artisanaux ou sur des impressions personnelles. Le pilotage par la donnée recule, précisément au moment où il devrait s’imposer. La donnée, au lieu d’être un actif stratégique, devient un facteur de blocage.
Des erreurs méthodologiques qui condamnent les projets de gouvernance
Si ces échecs sont si fréquents, c’est parce qu’ils ne relèvent pas d’un simple défaut d’exécution, mais de choix méthodologiques erronés. Certaines erreurs reviennent ainsi systématiquement.
- Réduire la gouvernance à une question d’outillage
Trop souvent, les projets débutent par le déploiement d’un catalogue de données ou d’une solution, comme si l’outil suffisait à structurer la gouvernance. C’est une erreur de perspective : vouloir bâtir une gouvernance en partant de la technologie équivaut en fait à construire une maison en commençant par la peinture. Les bons outils sont bel et bien indispensables, mais ils ne prennent sens que dans une architecture cohérente : rôles clairement définis, règles de gestion partagées, coordination active entre les métiers et la DSI. Au risque, sinon, de faire de ces outils des coquilles vides.
- Faire abstraction des cas d’usage métiers
Beaucoup de démarches de gouvernance sont conçues « en chambre », sur la base de standards théoriques, sans prise en compte des irritants concrets rencontrés sur le terrain. Résultat : la gouvernance est souvent perçue comme une contrainte descendante, déconnectée des réalités opérationnelles. À l’inverse, les projets qui réussissent sont ceux qui partent d’un besoin métier précis et qui démontrent une valeur tangible, visible et mesurable.

- Sous-estimer la dimension culturelle du changement
La gouvernance des données ne se résume pas à des processus : elle implique un changement de posture. Il s’agit de passer d’une logique de possession de la donnée à une logique de responsabilité partagée. Ce basculement ne peut s’improviser. Il nécessite une feuille de route claire, des relais internes identifiés, une acculturation progressive et des indicateurs de suivi lisibles. Sans ce travail de fond, même les meilleures intentions restent stériles, car elles ne s’incarnent jamais dans les pratiques du quotidien.
Gouverner autrement : repenser les fondations
Pour sortir du cycle des échecs répétés, il est impératif de changer de paradigme : la gouvernance ne doit plus être perçue comme un sujet périphérique ou une exigence réglementaire à satisfaire. Elle constitue une fondation stratégique, un socle structurant sur lequel reposent les décisions, les flux opérationnels et les orientations de l’entreprise.
Cela implique une approche holistique, articulée autour de trois dimensions indissociables :
- Les personnes : qui est responsable de quoi, selon quelle logique de responsabilité partagée ?
- Les processus : comment les décisions sont-elles prises, validées, diffusées ?
- Les outils : comment garantir la fiabilité, la traçabilité et la fluidité des données ?
L’objectif n’est pas ici d’ajouter une couche de contrôle, mais d’aligner l’ensemble des acteurs autour d’une vision commune de la donnée comme actif stratégique. Cette transformation ne peut être brutale : elle doit s’inscrire dans une logique de progressivité, en s’appuyant sur des cas d’usage concrets, à fort impact métier. C’est par cercles concentriques, en démontrant la valeur à chaque étape, que la gouvernance peut s’ancrer durablement.
Enfin, toute démarche de gouvernance repose sur une culture de la responsabilisation. Il ne s’agit pas d’imposer des procédures, mais de favoriser l’appropriation. Chaque collaborateur doit comprendre son rôle dans la chaîne de la donnée, au-delà de son périmètre immédiat. C’est cette conscience collective qui transforme la gouvernance en levier de performance, et non en contrainte administrative.