L’industrie est entrée dans une ère de fragilité. Longtemps portée par la libéralisation des échanges, la spécialisation territoriale et l’optimisation globale des chaînes de valeur, elle doit aujourd’hui composer avec un environnement plus incertain, plus fragmenté, et plus exigeant. Les crises géopolitiques, les poussées de fièvre économique et les impératifs environnementaux mettent à l’épreuve le système industriel et numérique façonné par le capitalisme mondialisé.
Les injonctions auxquelles les industriels font face atteignent un niveau de complexité et d’imprévisibilité inédit. L’ouverture des marchés, la levée des barrières douanières et la spécialisation territoriale ont favorisé une organisation mondiale des chaînes de valeur fondée sur la recherche d’efficacité, de compétitivité et de réduction des coûts. À la base de ce système, la fluidité des échanges, la stabilité des partenariats, la disponibilité des ressources… sont aujourd’hui des sujets à risque aux répercussions majeures.
Parallèlement, les impératifs environnementaux s’imposent comme un défi de premier plan, aux implications d’autant plus immenses que la prise de conscience est tardive.
Un tel contexte contraint les entreprises industrielles à réinventer les clés de leur solidité et de leur pérennité. Et pour cela, de faire preuve de lucidité et de méthode. Penser et organiser sa résilience est une composante essentielle de la performance durable.
Certes, les industriels ont agi pour sécuriser leur supply chain et leurs opérations, en pensant préserver leur modèle opérationnel et économique. Mais ces leviers se bornent souvent à atténuer les effets de court terme, faute de pouvoir remédier rapidement à des fragilités plus profondes.
Devenir plus résilient ne peut plus se limiter à la supply chain, aux stratégies de relocalisation ou de resourcing. En revanche, cela a beaucoup à voir avec nos choix de conception.
Le désordre mondial
Depuis la 2e moitié du siècle dernier, la production de biens mondiale a évolué vers un système dans lequel schématiquement les pays à bas coûts produisent, tandis que les pays riches conçoivent et distribuent, en s’appuyant sur des flux logistiques et d’information pour assurer la continuité.
Ce modèle a permis des gains de productivité spectaculaires, renforcés par un accès de plus en plus aisé aux technologies. Mais ces réussites ont pour prix la multiplication des formes de dépendances que l’actualité s’est chargée de changer en vulnérabilités.
La crise du Covid a servi de révélateur. Nous avons pris conscience que nous n’avions pas le contrôle de molécules vitales ou de composants essentiels. Organisées en juste à temps, les usines automobiles ont connu des ruptures mettant les usines à l’arrêt et les équipes en chômage partiel. La défaillance de sous-traitants a mis les constructeurs aéronautiques en difficulté pour honorer les commandes. Production grippée, livraisons retardées, trésorerie sous tension, ont eu des effets en cascade allant jusqu’à des plans de redressement et à des licenciements, naguère inimaginables.
D’autres crises ont suivi : guerre en Ukraine, nouvelle flambée au Proche et Moyen-Orient, instabilités en Afrique, montée en puissance de régimes autoritaires, chantages aux droits de douane et mesures de rétorsion commerciales… affolent la boussole des acteurs économiques. Les mantras de la compétitivité d’hier, l’hyperspécialisation et l’hyper-optimisation, sont changés en talon d’Achille.
Des ressources finies qui révèlent nos dépendances
A côté des chocs géopolitiques, une autre réalité s’impose : nous ne pouvons plus ignorer les limites physiques du monde et de ses ressources. En quantité finie, elles sont aussi inégalement réparties. Le jour du dépassement, chaque année plus précoce, et le franchissement successif des limites planétaires soulignent le problème évident d’une logique extractiviste et linéaire.
Logiquement, les appétits et la conflictualité s’intensifient : en Ukraine, en RDC, ou encore au Groenland ; eaux territoriales disputées, grandes manœuvres autour de l’exploration et de l’exploitation des grands fonds marins… montrent l’enjeu existentiel derrière les ressources, et la vulnérabilité stratégique d’une dépendance.
Les terres rares comme le niobium et le tantale, indispensables à l’électronique moderne, sont soumises à restriction par la Chine, ce qui lui confère un pouvoir discrétionnaire sur qui peut produire ou non. Le nickel, dont les gisements se répartissent sur une poignée de territoires, est essentiel pour les batteries et les alliages. Le développement des infrastructures énergétiques, la transition énergétique et l’électrification des usages font craindre une pénurie annoncée de cuivre. Les phosphates, consommés de façon intensive pour l’agriculture, sont concentrés au Maroc et en Chine. Malgré son apparente abondance, le sable, au cœur de la construction, est pourtant surexploité. Plus cocasse, une pénurie d’œufs aux États-Unis a récemment illustré que même les produits les plus basiques peuvent être affectés.
Le vertige de la donnée
De façon équivalente, les données sont devenues la ressource stratégique d’un monde fortement numérisé.
Elles soulèvent des questions fondamentales : où sont-elles stockées ? Qui les contrôle ? Qui y a accès ? Quels risques réels pèsent sur les infrastructures physiques sous-jacentes– qui se multiplient et sont elles-mêmes gourmandes en composants critiques, en énergie et en eau ?
Séduits par la promesse de flexibilité et de réduction des coûts d’infrastructure, les industriels ont largement migré leurs systèmes d’hébergement vers des solutions cloud, devenant tributaires de leur disponibilité et de leur robustesse. Alors que les enjeux de valeur et de propriété, de cybersécurité, de sauvegarde et de maîtrise des accès sont centraux, le risque de « lock-in » est accru par la diversité des technologies, l’intégration des systèmes et la difficulté de les rendre interopérables. En particulier, les installations physiques de production, de gestion de l’énergie, ou encore de transport sont à la fois cruciales et très exposées ; pourtant, les systèmes d’information industriels qui les pilotent sont très dépendants des éditeurs et des intégrateurs.
Enfin, nous réalisons un peu tard notre dénuement face aux politiques intrusives des Etats-Unis ou de la Chine concernant l’usage des technologies ou des données. Les myriades de données que nous publions chaque jour sont éparpillées dans des data centers inconnus, et exploitées dans une opacité quasi complète pour entraîner des algorithmes IA. Les réseaux sociaux comme X ou Tik Tok deviennent l’outil des luttes d’influence et de la bataille du réel, tandis que la sortie de DeepSeek illustre le contournement réussi par les Chinois du contrôle américain sur les puces de dernière génération. Même sur un sujet aussi intime que la santé, le choix de Microsoft Azure pour héberger les données médicales françaises dans le Health Data Hub interroge, et démontre à quel point la souveraineté numérique est inconsistante à ce jour.
Le besoin de réponses systémiques pour les industriels
Les tensions sur les ressources, les conflits d’usage, les pressions réglementaires, la dépendance à des monopoles technologiques ou à des infrastructures critiques… sont des problématiques structurantes. Elles affectent l’ensemble des acteurs et touchent tous les maillons de la chaîne industrielle, du développement à la distribution… en d’autres termes, elles sont systémiques.
Se protéger implique des décisions qui vont conditionner tout le cycle de vie des produits et services. Les choix à faire doivent par conséquent être mis sur la table aux toutes premières étapes de la conception.
La conception comme levier stratégique de résilience
Face à ce tableau, le réflexe naturel consiste à multiplier les parades défensives : stocks stratégiques, diversification des fournisseurs, clauses contractuelles protectrices. Ces mesures ont leur utilité, mais elles restent des rustines permettant de gagner du temps, sur un système fragilisé par construction.
Le véritable chantier à engager se situe ailleurs : dans les choix de conception.
C’est au moment où l’on définit l’architecture d’un produit, où l’on sélectionne ses matériaux, où l’on arbitre entre intégration et modularité, que se dessinent les marges de manœuvre futures. C’est là que l’on crée, ou que l’on hypothèque, sa capacité à pivoter, à s’adapter, à résister aux chocs.
Trop souvent restreinte à à sa dimension technique, la conception est en réalité un levier stratégique de premier plan. Elle détermine non seulement la performance immédiate d’un produit, mais aussi la résilience à long terme de l’entreprise qui le porte.
Dans un article à venir, nous explorerons comment activer concrètement ce levier : quels principes adopter, quelles pratiques mettre en œuvre, et comment faire de la conception un rempart efficace contre les vulnérabilités systémiques. Car la résilience ne se décrète pas : elle se construit, méthodiquement.

